Alors que j’avais 2 ou 3 ans, j’ai perdu un œil.
Ou plus exactement la vision d’un œil.
L’œil, lui, était par chance bien à sa place mais je n’étais désormais plus vraiment capable de voir, tout juste de distinguer des formes par contraste lumineux important.
On dit parfois que l’être humain a une extraordinaire capacité d’adaptation et je crois que c’est profondément vrai. Mon cerveau et mon corps ont compensé comme ils pouvaient.

J’ai grandi dans un monde en 2D, incapable de voir le résultat de certaines expériences ou illusions optiques, ignorante de ce que pouvait signifier voir en relief mais cela ne m’a pas empêchée d’avoir mon permis de conduire du 1er coup et même par la suite de slalomer parfaitement entre divers obstacles posés ça et là sur une étendue glacée.
En fait, si à l’adolescence n’était pas apparu le désir de séduire et donc la crainte d’un strabisme potentiel, j’aurais pu totalement oublier ce handicap je crois.

Par la suite, s’est greffée une autre peur, celle de perdre mon unique œil valide et de me retrouver aveugle.
Depuis, même si je préfère le port de lunettes, je continue à porter une lentille juste sur cet œil là. Parce que, quoi que m’ait dit un ophtalmologiste qui paraissait pourtant très compétent, je ne pense pas du tout que ce soit inutile. Je sens bien à quel point mon œil me tire et fatigue lorsque je ne lui offre pas ce support.

Epuisée par cette sensation de pressions et tiraillements constante et par la nécessité de réajuster ma vision quasiment en permanence, j’ai fini par craquer ce matin. J’ai fait fi de mon doigt cassé et ai tenté de mettre cette lentille que je ne porte plus depuis maintenant 4 jours.
Un instant, j’ai cru y être parvenue. Ce n’était pas le cas. En fait, je l’ai m^me perdue.
J’aurais pu tergiverser encore pour pleins de raisons mais les choses étaient claires: il me fallait la remplacer absolument, et le plus rapidement possible car je ne pourrai pas tenir plus longtemps sans elle d’autant que vendredi, m’attendent 3 jours de travail intensif.
Je suis entrée dans un magasin d’optique, l’opticienne s’est saisie de ses instruments de mesure et là, quelque chose d’incroyable s’est produit : alors que j’avais toujours été incapable ou presque de distinguer la plus grosse des lettres, tout d’un coup, j’étais à même de distinguer à peu près (après beaucoup d’efforts et ajustements !) les 6 lettres qui s’étalaient sur une même ligne !

Se pouvait-il vraiment que depuis autant d’années, aucun ophtalmologue ni opticien n’aient songé à me corriger avec des verres pour astigmate ?
Ou était-ce autre chose, de cet autre chose un peu dingue auquel il m’était arrivé de songer au cours de ces derniers mois, alors que je sentais et constatais quelques modifications dans ma vision ?

J’avais beau être très jeune lorsque je me suis crevée cet œil, je n’ai pu m’empêcher de me demander une fois adulte ce que j’avais bien voulu ne pas ou plus voir.
Il y a des années cela, j’ai pensé enfin le savoir.
Aujourd’hui je me dis qu’il aura peut-être fallu plus de temps que je ne le pensais pour vraiment lever le voile.

Humeur : Spooks – Things I’ve seen

Regard sur mon monde

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